La mère de toutes les mères
Bien avant d’atterrir sur ce monde poubelle, j’avais connu la mer, la vraie, celle qui s’étirait jusqu’à l’horizon, bleue et houleuse. Elle inspirait les poètes, intimidait les marins et bravait jour après jour la domination des hommes. Il m’arrivait souvent de rêver du ciel d’azur et de la caresse du vent, de me souvenir de mes promenades sur les grandes digues au son des vagues. Je me rappelais alors combien j’avais aimé écouter le roulement entêtant de l’océan tandis que j’y trempais mes pieds en compagnie d’Annabelle. Oh ! Dieu que je ne comprenais plus ma décision de venir m’échouer dans ce trou.
Que diable pouvait m’apporter cette planète à l’odeur de soufre et au ciel de sang ?
L’argent ? Sans doute, si la compagnie daignait un jour me verser tous les arriérés de paiement.
La santé ? Sûrement pas : déclaré respirable par les autorités, l’air restait néanmoins saturé de tout un tas de cochonneries qui encrassait les poumons.
Le bonheur ? Pourquoi pas… Après tout, c’était ici qu’Annabelle se préparait à donner naissance à notre enfant. Une sorte de petit miracle.
Le taux de natalité frisait le nul sous les dômes de la colonie installée sur le continent nord. Certes, les vastes baies vitrées protégeaient les familles de l’atmosphère chargée de soufre, mais elles écrasaient aussi le moral de la population déjà assommée par la pénombre perpétuelle de ce monde. Malgré les efforts du gouvernement central, les systèmes planétaires frontaliers restaient peu attractifs pour les colons et les arrivées de navettes civiles ne dépassaient plus la dizaine par trimestre. Seuls les immenses navires-cargo prenaient encore leur envol des docks. Leurs silhouettes intimidantes striaient le ciel rougeoyant, énormes ventres métalliques gorgés de pétrole.
Ah ! le pétrole…
Quelle avait dû être la stupeur des premiers explorateurs en atterrissant ici ! À l’air libre, des quantités astronomiques d’or noir les attendaient, comme offertes. Pas une goutte d’eau, mais un océan d’hydrocarbure, sombre et huileux – un vrai rêve d’industriel !
Un cauchemar pour la main-d’œuvre. Jour après jour, confiné dans les gigantesques usines du continent sud, j’avais pompé le précieux liquide – un travail de titan au milieu de tuyaux monumentaux et de machines bourdonnantes. Extraire vite, toujours plus vite. Toujours plus, aussi. La soif de l’humanité semblait insatiable. Les employés trimaient dans la cathédrale d’acier comme des fourmis dans leur terrier : sans interruption.
Pourtant, quand les congés arrivaient, peu d’ouvriers entreprenaient le périple qui les mènerait vers le nord, au-delà de la mer, sur l’unique autre continent de la planète. Après tout, qui endurerait un si long voyage pour rejoindre les bâtiments globulaires de mornes cités-dortoirs ? Qui, à part moi ?
Je voulais tant regagner la ville que je m’étais engagé à bord de la Goélette, un modeste navire de fret de la taille d’un chalutier industriel, pour une traversée de tous les dangers.
De nombreuses embûches menaçaient ceux naviguant sur la mer de pétrole située entre les deux continents. Les « feux de mer » dévastaient de vastes zones pendant des années. Les « bitumeuses » piégeaient les bateaux dans leurs plaques inextricables. Et ces fichus vers qui emmêlaient leur corps flasque dans les propulseurs ! Les trois mille kilomètres qui séparaient les deux terres émergées avaient vu disparaître nombre de vaisseaux, du plus petit ferry au plus grand tanker. On avait alors interdit les déplacements maritimes et imposé les trajets en avion. Des trajets soumis à de longues listes d’attente depuis que le transit de fret vers le continent nord avait explosé. Je n’avais pas trois semaines à perdre – Annabelle allait accoucher – et quand bien même mes collègues m’avaient conseillé de ne pas tenter le diable, j’avais accepté l’offre de cet escroc d’Harvill.
Neuf jours, pas un de plus ! Voilà ce qu’il m’avait vendu !
Cinq étaient passés, mais la Goélette et son équipage ne paraissaient pas devoir rejoindre les côtes avant des années. La paye et la promesse d’une arrivée rapide m’avaient aveuglé et, alors que je considérai l’océan de pétrole, je réalisais l’ampleur de mon erreur.
Un pâle soleil disparaissait au sud – ses lueurs rougeâtres mourraient sous la voûte bordeaux – et déjà un autre se levait à l’ouest. Nulle fraîcheur ne caresserait ma peau ; nulles ténèbres ne m’inviteraient au sommeil : la température comme la pénombre restaient toujours les mêmes. La planète ne connaissait pas de saisons, pas de pluie, pas de vent – j’avais parfois l’impression de vivre un avant-goût de l’enfer.
— Bah, alors, Jean ! tonna une voix presque dans mon oreille. On a du vague à l’âme ?
Je tournai la tête et découvris Marin, un sourire sur ses lèvres aussi fines qu’usées. Ses petits yeux bleus moquèrent avec gentillesse ma mélancolie.
— Non, non, répondis-je. J’essayais d’apercevoir autre chose que cette mer déprimante.
Les sourcils blancs et touffus de mon interlocuteur se haussèrent sous la surprise.
— Mais tu ne verras rien ! s’exclama-t-il. Je te l’ai déjà dit : Harvill t’a vendu du rêve ! Il faut au moins quinze jours pour traverser cette horreur.
Je soupirai, las. Marin me donna une tape dans l’épaule.
— Te bile pas, va ! On arrivera bien un jour !
Je scrutai son visage émacié. Sa courte barbe courrait jusqu’à ses oreilles où de rares cheveux filasses peinaient à couvrir son crâne rosi. L’allure ravagée de Marin tranchait avec l’espièglerie de son regard.
Nous parlions souvent de la mer, la vraie. Lui aussi avait habité sur Terre, le long des hautes digues qui protégeaient le peu de villes encore épargnées par les flots. Jadis, il y avait été matelot. J’avais eu tout le loisir d’écouter maints récits, fantasmés ou non – quelle importance –, sur le courageux moussaillon face aux caprices de la grande dame. Revisiter les plages et l’océan de mon enfance, même à travers les souvenirs d’un autre, me faisait un bien fou.
— Allez, petite tête ! s’époumona-t-on non loin de nous. Bosse un peu !
Une voix caverneuse, grasse : je reconnus le Doc. Je me penchai en arrière et découvris la silhouette imposante du gros homme qui remontait la coursive. Son visage, tel celui d’un poupon, se présentait rose et rond, et son corps n’affichait pas autre chose que des boursouflures tant il était corpulent. Il paraissait de prime abord sympathique, mais il ne se révélait rien de moins qu’un tyran. Sa victime du moment, Thibault, courbait l’échine. L’adolescent ne brillait pas par sa vivacité d’esprit et cette particularité, plus que son jeune âge, avait fait de lui le souffre-douleur de la brute. Le pauvret plaquait ses mains sur son crâne tandis que sa longue face exprimait la peur.
Je sentis ma colère grandir. J’aurais voulu m’interposer, remettre la grosse boule à sa place, mais je connaissais les conséquences. Les mêmes scènes se déroulaient dans les usines et les apprentis héros finissaient plus souvent à l’infirmerie que leurs protégés. La honte me submergea quand je réalisai que je n’avais pas les tripes pour jouer ce rôle, surtout pas sur un petit bateau vivant en autarcie – surtout pas contre le Doc. Marin m’avait raconté comment cette brute avait menacé de lui couper une oreille s’il le dénonçait. Ma lâcheté égalait celle du vieux, et sans doute celle du capitaine, car je peinais à croire qu’Harvill ignore ce qui se passait sur son navire.
Que je le méprisais, cet Harvill ! L’homme ne sortait pas de la cabine de pilotage et ne daignait recevoir personne. Cette condescendance commençait à me taper sur les nerfs, tout comme les violences de la boule sur le gamin, la passivité de Marin et la sensation insupportable que je n’arriverais pas à temps auprès d’Annabelle.
Je me détachai de la rambarde, puis remontai la coursive jusqu’à la proue. Une porte close se dressa entre moi et l’objet de ma frustration. Je frappai sans retenue.
— Harvill ! criai-je. C’est Jean. Je voudrais vous parler.
Rien.
— Harvill ?
Je coupai ma respiration et écoutai, sur le qui-vive. Aucun bruit ne se répercuta dans la pièce. J’entendais seulement le frottement délicat du pétrole sur la coque et le ronronnement prégnant des moteurs.
— Il doit cuver son vin, m’indiqua une voix dans mon dos.
Je me tournai. Ludvig Jabson s’appuyait à la balustrade, les mains dans les poches de son pantalon de costume et sa chemise défaite. Son visage blafard se couvrait d’une couche lisse qui réfléchissait les timides lumières : sa sueur, probablement. Moi aussi je transpirais à n’en plus pouvoir dans cette étuve. Ses lèvres sous sa moustache bien rasée me gratifièrent d’un sourire franc.
Monsieur Jabson était l’instigateur de cette équipée. Cet entrepreneur, autrefois riche et influent, avait tout misé sur ce voyage. Sa compagnie perdait du terrain en face des mastodontes du secteur qui avaient raflé tous les contrats de transport du continent sud. Jabson ne pouvait plus envoyer sa production directement dans les étoiles, il fallait à présent qu’il la charge à bord de ces avions de fret en partance pour le spatioport du continent nord. Des trajets coûteux et à la capacité trop réduite ; la fin de son empire approchait. Sa seule chance restait de montrer que l’interdiction de naviguer se révélait infondée. Il n’avait rien trouvé de mieux pour le prouver que d’embarquer, lui et sa jeune femme, sur ce bateau.
— J’aimerais pouvoir le blâmer, continua l’homme d’une cinquantaine d’années. Mais cette chaleur me pousserait, moi aussi, à boire tout mon saoul.
La nouvelle de l’alcoolisme de notre capitaine ne m’étonnait guère : elle me confortait dans la piètre image que j’avais de lui. Ludvig s’appuya à la rambarde.
— Je réalise que choisir un tel commandant pour un voyage si risqué était une erreur, soupira-t-il. Mais, à présent, nous devons aller au bout !
Il paraissait vouloir discuter et je m’installai à ses côtés. Son regard se perdait au-dessus de la mer de pétrole.
— Beaucoup de personnes trouvent cette planète hideuse, dit-il. Je pense au contraire qu’elle nous rend… plus apaisés. Et vous ?
— Je ne sais pas trop, répondis-je, poli. Je suppose que sans les odeurs et la chaleur, l’endroit se montrerait plus plaisant.
— Oui, l’odeur a de quoi faire tourner de l’œil, je le concède, grimaça-t-il. Mais, voyez ça !
Il désigna la mer.
— On fore, on creuse, on dynamite : on dépense des millions pour récolter du pétrole ! Et ici, on a juste à se baisser pour le ramasser. Quand je considère cet océan, je sens l’avenir, pas sa puanteur.
« Un rêve d’industriel », hein ? Si l’humanité ne s’était entêtée dans la pétrochimie pour caresser les désirs des puissants, la crise énergétique relèverait du passé. Je ne doutais pas que nous allions pomper toutes les richesses de cette planète jusqu’à la dernière goutte, pour ensuite partir ailleurs en laissant nos usines abandonnées comme seuls vestiges. Qui s’en serait plaint ? Aucune vie n’existait sur ce caillou.
Enfin, aucune… excepté celle-là !
Un ver nageait le long de la coque. Son corps rose, qui devait avoisiner les soixante centimètres de diamètres, ondulait à la surface. Je ne savais rien sur ces êtres et, à part ceux en morceaux que nous devions retirer des turbines, je n’en avais jamais vu de vivants. On disait ces tubes de chair pourvus de deux orifices : un pour aspirer tout ce qui passait à portée, l’autre pour éjecter leurs excréments, et la compagnie les traitait comme des organismes inoffensifs. Mais je restais méfiant. L’humain paraissait trop massif pour faire partie de leur régime alimentaire, néanmoins, je me demandais si certains de leurs congénères n’excédaient pas les deux mètres record recensés. Après tout, nous ne connaissions rien de ce monde.
— Regardez-moi ça ! m’interpella Jabson en désignant le nouveau venu. En voilà un qui ne se plaint pas ! Il me donnerait presque envie de me dandiner avec lui.
Moi, pas vraiment. En fait, cela me couperait plutôt l’appétit. Je changeai de sujet :
— Et votre épouse, monsieur, comment se porte-t-elle ? Cela fait trois jours que nous ne l’avons vue.
Je n’avais aperçu Helena Jabson qu’à deux reprises depuis notre départ. Je ne savais que dire d’elle à part qu’il s’agissait d’une très belle femme. À sa peau lisse et à son teint de pêche, j’estimais son âge dans la vingtaine. À côté de son mari, vieilli prématurément par l’anxiété, elle rayonnait.
Jabson se tourna vers moi. Ses yeux parurent s’animer d’une certaine fantaisie.
— Oh, elle va bien, répondit-il. Elle préfère bénéficier de l’air plus sain de la cabine.
L’intérêt envahissant du capitaine pour son invitée expliquait mieux l’isolement de la jeune femme. Harvill n’avait eu de cesse de papillonner autour d’elle et sa galanterie intrusive avait dû lui peser.
— Oui, je comprends, dis-je afin d’éluder ce sujet.
— Ne vous en faites pas, s’amusa Jabson. Vous retrouverez très vite votre Annabelle et elle pourra vous assommer de critiques quant à votre absence durant ces durs mois !
Je ris à sa remarque. Je ne doutais pas qu’elle me reproche tout un tas de choses. Je restais l’idiot qui nous avait fait venir dans ce trou et l’imbécile qui continuait de travailler au lieu de démissionner.
— Vous devriez profiter de la traversée pour vous ressourcer, m’encouragea mon interlocuteur. Qui sait, vous pourriez même commencer à l’aimer, cette mer.
Peu de chance : je la haïssais. Si la politesse ne m’avait muselé, j’aurais pu dire combien sa léthargie et sa lourdeur m’oppressaient. Je me sentais d’ailleurs exténué, presque alangui ; je ne savais si l’air étouffant provoquait cette fatigue ou si le mouvement lent et ample du bateau ne me rendait pas malade.
À cet instant, j’eus l’impression de perdre pied.