Mains de Mort
L’homme s’effondra dès que mes doigts effleurèrent la peau de son visage. Il s’écroula sur le sol humide, fauché par la mort en un instant. Crevé en plein vol.
La femme tomba à genoux à la vue de son compagnon – sans doute son mari – vautré sur les dalles de béton. Sa robe de tissu épais se gorgea aussitôt de la pluie noire qui ruisselait sur les murs et badigeonnait toute la cour. Son regard resta fixé sur la forme inerte, puis vint se poser sur moi tandis que j’avançais vers elle. Ses mains et ses lèvres tremblèrent un peu plus à chacun de mes pas. Ses yeux livides renvoyaient à peine la lumière crue des néons accrochés aux toitures de la galerie qui empiétait sur le patio.
— S’il vous plaît ! glapit-elle, sa voix étranglée. Ne faites pas ça !
Elle allait supplier, je m’y attendais, comme les centaines d’autres avant elle. Certes, certains faisaient preuve de courage devant la mort. Néanmoins, l’immense majorité des condamnés à la renaissance sollicitait à corps et à cris la clémence des institutions qu’ils avaient sciemment bafouées. Un pardon qu’ils savaient pourtant impossible.
— Vous ne pouvez pas faire ça ! hurlait-elle à présent. Regardez-la ! Regardez-la !
La fillette derrière elle me scrutait de ses grands yeux clairs. Elle ne comprenait probablement pas pourquoi sa mère s’époumonait ainsi. Ou pourquoi son père ne se relevait pas.
J’en avais vu des dizaines par le passé, de ces pauvres gosses perdus, incapables de réaliser la faute de leurs parents. Je ne cillerai pas plus que la fois d’avant. C’était mon rôle. C’était mon destin. Un don aux airs de malédiction. Un fardeau.
Le large chapeau noir sur mon chef ne camouflait plus mon hésitation. À l’image de mon long manteau sombre et de ma tenue de cuir, il pétrifiait mes cibles et les confortait dans leur impuissance. Cela réduisait le nombre de courses-poursuites et les souffrances inutiles.
Je m’arrêtai devant la femme.
— S’il vous plaît…, bredouilla-t-elle en baissant les yeux.
Elle pleurait, maintenant. Ses larmes se diluaient dans les eaux grises du ciel qui tombaient sur ses cheveux avant de couler sur son front.
— S’il vous plaît…
Je m’accroupis, juste à sa hauteur, et tendis une main vers son visage blafard, comme pour essuyer ses joues. Mon pouce frôla leur peau rose. Sans un cri de surprise ou de douleur, elle s’écroula dans mes bras. Inerte. Morte.
Je la laissai choir doucement sur le béton mouillé, puis relevai la tête vers la fillette. Elle fixait sa mère, incapable de décider si elle devait accourir ou fuir. Que savait-elle du trépas ? Son corps pouvait vivre jusqu’à la fin des temps, à l’instar de tous nos semblables entassés dans ce monde trop étroit. Elle ne fêterait pourtant pas son dixième anniversaire : on m’avait envoyé pour cela.
Sa naissance n’avait pas été autorisée ; ses parents avaient bafoué l’équilibre. La peine pour leur crime était unique et ne connaissait aucune commuabilité. Tous ceux qui entravaient son exécution se voyaient de facto condamnés au même sort. Les fenêtres sur la cour avaient été fermées, les portes claquées et les regards détournés. Personne n’était venu les soutenir. Ils n’existaient déjà plus pour leur famille ou leurs amis. La mort était devenue une honte, un déshonneur.
Je me relevai et me dirigeai vers la gamine. Elle ne recula pas à mon approche.
Je sentis mes tripes se serrer tandis que ma main descendait vers ses cheveux d’or. Cependant, mon geste demeura sûr. Il plongea la petite fille dans une torpeur dont elle ne se réveillerait jamais. Mon cœur ne connaissait aucun plaisir ni aucun remord, seulement une compassion honnête, à défaut d’être profonde, et la satisfaction du devoir accompli. Un retour à l’équilibre.
Je sortis mon calepin de ma poche et vérifiai que ma journée était bien finie. Je ne pris pas la peine de rayer les noms, pas plus que je ne l’avais effectué pour ceux des pages précédentes – à quoi bon ! Les fonctionnaires n’avaient même pas qualifié le sexe de cette enfant indigne et un « default » défigurait sa ligne. Je dégageai le stylo de la reliure en spirale et griffonnai un « Jolis Yeux » à côté de l’appellation injurieuse.
Je mettais un point d’honneur à me souvenir de chaque visage. Une lubie futile autant qu’inutile ; une façon de sauvegarder mon humanité, supposais-je. Un rictus assombrit ma face à cette pensée.
Je décidai de ne pas attendre la brigade de recouvrement des corps et quittai les lieux. Je m’extirpai de l’escalier insalubre quelques minutes plus tard et débouchai dans la rue. Le trafic était dense au pied des barres d’immeubles. Les voitures klaxonnaient à n’en plus finir, bloquées dans une mêlée qui filait à perte de vue dans les deux sens. Les lumières de leurs phares éclairaient la chaussée détrempée et les hautes façades lugubres. Elles y révélaient des balcons décrépis et des fenêtres brisées, calfeutrées avec les moyens du bord. La peinture écaillée subsistait çà et là, tout comme les tiges desséchées depuis des années d’une quelconque plante disparue depuis.
L’on pouvait observer ses dernières consœurs dans les bocaux des musées d’histoire naturelle, à côté de bêtes empaillées dont seuls les écriteaux rappelaient les noms. Le monde était à présent de béton et d’hommes, en quantité égale. Juste ce qu’il fallait d’équilibre.
Les murs gris s’étendaient à l’infini. Ils abritaient les ultimes habitants de la Terre, agglutinés par milliards dans des souricières minuscules. Leur vieillissement bloqué dans leur trentaine. Immortels. Le rêve de l’humanité…
Et quel rêve ! Entassés dans une misère grandissante, nourris à renfort de pastilles chimiques et d’eau synthétique.
Pourtant, nous étions prêts à tout pour garder ce statu quo, cet équilibre précaire qui garantissait notre survie. Une naissance pour une renaissance, telle demeurait l’unique loi démographique. Les listes d’attente pour concevoir un enfant devaient effectuer trois fois le tour de la planète, maintenant !
Je contemplai, devant moi, les files de voitures tout aussi interminables. Je n’allais pas prendre racine dans ces bouchons. Je sortis mon connecteur et appelai un taxi volant. L’appareil m’assura sur son écran holographique que mon chauffeur arrivait. J’en profitai pour découvrir la météo des soixante prochains jours : nuages épais et pluies acides. Un été pourri !
Dix minutes plus tard, la lumière éclatante au-dessus de moi m’indiqua que mon véhicule aéroporté descendait. Sa silhouette allongée oblitéra peu à peu celles des immeubles alentour tandis que quelques-uns de ses confrères filaient sur le ciel noir. Le mastodonte de six mètres bouscula de plusieurs coups de sirènes les voitures, qui montèrent sur les trottoirs, avant de se poser sans hésitation au milieu du trafic.
Je traversai aussitôt et m’engouffrai à l’intérieur.
***
Les rues et les blocs d’immeubles défilaient sans interruption. Où que je pose les yeux, je ne discernais que ça. Je les regardais sans vraiment les voir, assis à côté de la fenêtre du vaste habitacle. Soudain, mon connecteur émit plusieurs bips brefs. Je le sortis de mon manteau et lus sur l’écran le nom de mon correspondant : sir William Tate. Je m’étonnai d’un appel si rapide.
— Communication, dis-je sans enthousiasme.
Les axes des deux anneaux de l’appareil pivotèrent avant de projeter une image holographique au centre du véhicule. Le fonctionnaire portait sa tenue réglementaire et était installé derrière un bureau au design épuré. Il arborait de courts cheveux gominés qui révélaient son front haut. Son long nez se terminait sur une petite bouche serrée, au-dessus d’un menton qui l’était tout autant. Ses yeux aux iris noirs semblaient franchir la distance qui nous séparait pour venir me transpercer de leur intensité.
— Nos systèmes m’indiquent que vos missions se sont bien passées, déclara-t-il pour me saluer.
J’acquiesçai de la tête : les trente personnes étaient raide mortes.
— Parfait, continua-t-il, satisfait. La brigade de recouvrement a pris du retard, j’aurais toutefois apprécié que vous restiez sur les lieux pour éviter une subtilisation des corps.
— Aucun cas de cannibalisme n’a été relevé dans ce secteur, lâchai-je pour ma défense.
Le cannibalisme, une nouvelle mode ! L’avantage des cadavres, pour ces dégénérés, c’était qu’ils ne portaient pas plainte. Je comprenais l’inquiétude de Tate. Je n’avais cependant pas souhaité traîner dans ce bouge. Cette journée n’en finissait pas… Les peines étant exécutées, j’aspirais maintenant au repos. Mon interlocuteur coupa court à mes douces espérances :
— J’imagine à votre précipitation que vous voulez profiter de vos jours de récupération. J’ai peur que ce ne soit pas pour tout de suite.
— Ah ? dis-je avec une neutralité qui ne dénotait pas mon agacement.
— Nous avons reçu une requête prioritaire pour une renaissance. Un enfant non autorisé dans le secteur 5.
Quoi ? Un marmot de plus à éradiquer ? Je ne voyais pas l’urgence de priver ce gosse de quelques jours de plus… Les drones de contrôles de Tate ne prenaient certes pas de vacances – ils scannaient sans relâche la ville et dénichaient les pauvres âmes sans puce d’identité. Moi, je n’étais pas un robot.
— Et cela ne peut pas attendre ? lâchai-je, maintenant clairement exaspéré.
— Cette demande est issue du cabinet du président, expliqua Tate. Elle doit être traitée au plus vite.
— Envoyez quelqu’un d’autre, alors, lançai-je avec moquerie.
Mon interlocuteur n’apprécia pas mon sarcasme. Il conserva toutefois son imperturbable grimace.
— Vous êtes le seul dans ce secteur.
Soixante-dix milliards d’hommes et tout juste assez de forçats capables de renvoyer dans la tombe ceux condamnés par les institutions. Mes journées à rallonge n’étaient pas prêtes de se réduire. Quelle plaie ! Mes pairs étaient répartis dans des zones bien distinctes et jamais je ne les avais croisés. L’Office craignait-il que nous nous entretuions jusqu’au dernier ? Assommés par les richesses, les avantages et la qualité de vie outrancière dont nous jouissions, les gouvernants s’assuraient pourtant de notre obéissance.
— Je sais, rétorquai-je en gardant mes réflexions pour moi.
— Votre cible se trouve probablement dans le ghetto Est, dans les sous-sols, exposa Tate.
— Chez les Prêcheurs, donc.
Cela expliquait le « probablement » ainsi que l’urgence de ma mission.
— Précisément, confirma mon interlocuteur. Il semblerait que ces délinquants fomentent quelque chose d’assez conséquent. Votre cible est cet enfant, mais vous êtes vivement encouragé à faire renaître le maximum d’agitateurs. Pour l’exemple.
— Vous avez des familles influentes sur les listes d’attente des naissances, lâchai-je avec un rictus.
Tate soupira à ma remarque.
— Le maintien de l’équilibre est une question primordiale de sécurité publique, me sortit-il avec la conviction de celui qui lit mot à mot un livre. Deux escouades de police sont sur les lieux. Ils vous mettront au pas les plus virulents. Je transmets le dossier à votre connecteur. J’attends de vos nouvelles au plus vite.
— Vous les aurez en temps et en heure.
Son ton pressant ne me seyait guère. Il répondit d’un simple mouvement de tête et l’hologramme disparut. J’appuyai sans tarder sur le bouton de l’interphone du taxi pour lui donner ma nouvelle destination. Je repartais pour deux heures de vol à dix minutes de chez moi. J’imaginai mon lit et la douce température de mon appartement.
La mort ne pouvait pas patienter quelques heures de plus…
***
J’étais à peine descendu du taxi, posé sur une aire cerclée de véhicules à l’allure bien menaçante, que le chef des escouades m’interpella. L’homme, engoncé dans une épaisse armure noire synthétique, garda ses distances.
— Lieutenant Julius, se présenta-t-il, voûté sous la pluie battante. Nous vous attendions.
Une manière polie de me dire que je les avais fait mariner. Je hochai simplement la tête. Il ne sembla pas en prendre ombrage.
— Le périmètre est sécurisé et les délinquants maîtrisés.
Déjà ? Soit ils n’avaient rencontré aucune résistance, soit les consignes données les avaient forcés à accomplir leur tâche avec un zèle inhabituel. Ce soudain professionnalisme me conforta dans l’idée que cette mission sentait plus mauvais que les effluves des plaques d’égout sous nos pieds.
Je suivis le lieutenant dans le hall de l’immeuble voisin, puis dans des escaliers sombres et sales qui nous menèrent dans les sous-sols. Mon contact me devançait de quelques pas et je me doutais qu’il ne souhaitait pas que je l’approche de trop près. À l’instar du personnel de l’Office, la police n’appréciait mon travail soigné que de très loin.
Après plusieurs couloirs aux cloisons taguées et à l’atmosphère étouffante, nous débouchâmes dans une vaste salle gardée par des agents. À la peinture délavée sur les parois et au sol de béton, nous nous trouvions dans un ancien parking souterrain. Toutefois, à la place des véhicules, des tentes remplissaient l’espace. Les néons jaunâtres éclairaient un campement de fortune fait de bâches maculées et de tôles rouillées. Des tonneaux récupéraient l’eau croupie qui gouttait des plafonds noircis, et des carcasses de rats ou de cafards des tunnels – dur de juger à leur état – s’entassaient sur les poubelles. L’insalubrité des lieux me saisit et je retins ma respiration.
De l’autre côté de ce village misérable, Julius s’arrêta et désigna le mur à ma droite. Une trentaine de personnes étaient regroupées là, alignées contre le béton. On les avait forcées à se tourner face à la paroi. Certaines étaient assises, d’autres debout, appuyées sur leurs avant-bras.
Je connaissais cette façon de procéder des policiers. Leurs geôliers les avaient massés ici, car ils n’avaient pas l’intention de les emmener. Juste de s’en débarrasser.